Quentin Dujardin : l’insoumis

Quentin Dujardin : l’insoumis

Quentin Dujardin © France Paquay

Ce jeudi 11 février, Jean-Pierre Goffin a interrogé le guitariste condruzien au sujet d’un EP « Agua Sessions #01 » qui annonce la sortie d’un album au prochain automne. Mais très vite, la discussion s’est engagée sur l’acte citoyen que Quentin Dujardin comptait mener quelques jours plus tard : jouer des sets en solo dans l’église de Crupet, en respectant les mesures sanitaires prescrites, chaque session regroupant quinze spectateurs au maximum. Il s’agissait de démontrer par l’absurde que les autorités agissaient selon le principe « deux poids, deux mesures »… Si, dans ces conditions strictes, le culte est permis, pourquoi la culture serait-elle quant à elle interdite ? JazzMania a souhaité soutenir Quentin Dujardin (et les artistes en général – toutes disciplines confondues) dans sa démarche. Nous avons publié la partie de l’entretien relatif au combat qu’il mène le vendredi 12 février. Afin de rendre son engagement visible et utile. Comme nous avions publié la lettre ouverte qu’il nous adressait le 30 janvier. Il fallait agir !

Place à présent (et enfin…) à la musique, rien que la musique !

«L’accordéon est vraiment intéressant dans cette formule tout à fait différente harmoniquement.»

Agua Sessions #01
Quentin Dujardin : Notre tournée avec le disque « Water & Fire » a été interrompue par le confinement. On a fait entre 80 et 100 dates, puis le développement sur la France a été interrompu. « Water & Fire » a été la première pierre de l’édifice érigé avec Didier Laloy. L’accordéon est vraiment intéressant dans cette formule tout à fait différente harmoniquement de celle que j’avais envisagée avec le piano d’Ivan Paduart, avec qui je devais adapter mon jeu de guitare. Ici, je me retrouve avec plus d’espace car le jeu harmonique des claviers à boutons me laisse, en tant que guitariste, une place plus importante dans l’harmonisation des thèmes de Didier et de moi-même. C’était la première démarche, ça a vraiment bien marché, notamment grâce à Adrien Tyberghein, un contrebassiste français absolument fantastique, dans la lignée de Renaud Garcia-Fons, avec une démarche classique et une précision redoutable.

Quentin Dujardin © France Paquay

Quentin Dujardin © Didier Wagner

«J’avais le rêve de mettre en connexion Manu Katché et Nicolas Fiszman. Pour moi, c’est la rythmique idéale.»

J’ai voulu proposer à Didier de relancer la musique en studio. Pendant trois mois, j’ai travaillé sur l’écriture, la production. Avec le confinement, on ne se voyait plus, sinon par zoom mais c’était difficilement connectable avec les instruments. Avec la réouverture en été, j’ai pu retourner en France avec Didier pour reprendre la tournée et je lui ai parlé du projet qui, confinement oblige, allait se concentrer un peu plus sur ma musique. Je lui ai proposé de faire un deuxième album avec une formule plus forte, plus imposante. J’avais aussi le rêve depuis des années de mettre en connexion Manu Katché et Nicolas Fiszman, qui sont des amis de longue date avec qui j’ai travaillé sur des projets différents, mais sans que l’on soit tous les trois ensemble. Pour moi, c’est ma section rythmique idéale. En tant que musiciens, ils ont eu un parcours différent, mais similaire dans l’approche de la musique et dans l’approche du groove. Pour les avoir sur cette musique, c’était vraiment le bon moment.

Quentin Dujardin © Didier Wagner

Nicolas Fiszman
Q.D. : Nicolas et Manu se connaissent depuis l’âge de quinze ou seize ans. Nicolas était déjà à Paris après l’album qu’il a fait avec Philip Catherine, Trilok Gurtu, Charlie Mariano et Toots. Il a parcouru toutes les scènes européennes du jazz, une carrière fulgurante… Il a joué avec toutes les stars, sa musique est extrêmement mélodique, ce qui colle très bien avec la chanson où il fait une carrière fantastique. Du coup, on l’a un peu perdu côté jazz, même si on le trouve chez ACT ou ECM avec Dominic Miller. Il est complètement libre dans ses choix, il ne s’est jamais attaché à respecter le cadre purement jazz. Il a toujours envisagé son métier avec beaucoup de liberté, en étant étincelant. Il apporte beaucoup d’idées. Il sait que quand on travaille ensemble, le côté mélodique aura de l’importance.

L’annonce de l’album à venir
Q.D. : Les quatre titres sortis sont des « live » . Les vidéos des morceaux sortiront aussi. Cela annonce un album complet qui sortira en octobre avec une tournée qui se déroulera avec Manu, mais sans Nicolas qui lui sera en tournée avec Francis Cabrel. Cet EP est un avant-goût de ce qui est déjà en boîte.

«L’esprit du jazz, c’est la liberté. Un des éléments fondamentaux de ma manière de penser la musique.»

L’esprit du jazz ?
Q.D. : C’est la liberté, un des éléments fondamentaux de ma manière de penser la musique, et cette liberté, je la cadre parfois avec une mélodie forte. J’aime aussi que la production soit très contrôlée et c’est peut-être ce qui efface le côté jazz de ma musique. Mais il y a toujours un instinct de liberté dans le fond. J’ai eu un grand choc à treize ans quand j’ai entendu le disque de Philip Catherine « Transparence ». Mon père ramenait des disques de chez Etincel (un disquaire légendaire installé au Centre de Liège et qui a fermé ses portes il y a vingt ans – NDLR), de la guitare classique et de la musique baroque surtout. Et sur le conseil du disquaire, il a ramené le disque de Philip Catherine. Je suis tombé raide dingue de ce disque que je trouve profondément mélodique et beau. Et pendant des semaines et des mois, je l’ai eu sur mon walkman, je le mettais tous les matins et les soirs pendant l’étude au collège au point que je savais tout chanter, les solos, les mélodies, les riffs de guitare. J’entendais les harmonies de Diederik Wissels, les lignes de basse de Hein Van de Geyn, Aldo Romano qui est on ne peut plus clair dans le soutien aux mélodies. Ça a été un choc, c’est comme ça que j’ai découvert l’improvisation, je n’avais jamais abordé ces questions, les seuls écarts que je connaissais c’était les nuances fortissimo, pianissimo… des interprétations classiques.

Quentin Dujardin © Didier Wagner

«J’étais dans l’inquiétude de ce qu’allait penser «la caste». J’ai mis des années pour comprendre ce qu’était l’improvisation… Une nécessité.»

Mes professeurs de musique classique m’avaient déconseillé de jouer sur une guitare électrique parce que le positionnement des doigts était différent, parce que l’écart entre les cordes n’était pas le même. J’étais dans l’inquiétude de ce qu’allait penser la « caste ». J’ai mis des années pour comprendre ce que c’était l’improvisation… Le premier qui m’a aiguillé, inspiré, c’est Pierre Van Dormael. J’ai poursuivi sur cette idée que l’improvisation était une nécessité. Tout ça pour dire que ma musique n’est pas que jazz, elle est inspirée de tellement d’influences, d’aventures, de voyages à travers l’Afrique, l’Espagne… Je ne m’inquiète plus de la caste dans laquelle on me met, je ne cherche pas à me faire reconnaître plus par les jazzmen que par les musiciens classiques ou ceux de la musique du monde. Je vais là où la bonne musique m’inspire et où je peux faire des connexions positives. J’écoute autant de la musique folk que du baroque, j’adore le jazz de ceux qui poussent le paroxysme des improvisations ou ceux qui y introduisent leur culture, comme Tigran Hamasyan, des gens qui ont un chemin au-delà de ce que le jazz offre. Beaucoup de musiciens sont frustrés de ne pas sortir de leur caste, il faut assumer un parcours dans le jugement. Je porte en moi l’envie de dire aux gens « libérez-vous ».

Quentin Dujardin
Agua Sessions #1
Agua

Chronique JazzMania

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin